B. Forclaz: La famille Borghese et ses fiefs

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Titel
La famille Borghese et ses fiefs. L’autorité négociée dans l’Etat pontifical d’Ancien régime


Autor(en)
Forclaz, Bertrand
Erschienen
Rome 2006: École française de Rome
Anzahl Seiten
418 p.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Marco Schnyder

Avec ce remarquable ouvrage, l’historien fribourgeois B. Forclaz nous présente la version revue et abrégée de sa thèse de doctorat, soutenue en 2003 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris. En présentant la problématique, l’auteur propose un survol sur la vaste production historiographique consacrée aux processus de construction de l’Etat moderne, notamment en qui concerne l’Etat pontifical. Il en ressort un panorama très contrasté: des auteurs comme P. Prodi ou B. G. Zenobi ont insisté sur la réussite de l’effort centralisateur des pouvoirs pontificaux. En revanche, plus récemment, d’autres historiens ont souligné l’inefficacité et les limites des politiques centralisatrices. Cette évidente contradiction est en partie explicable par les spécificités locales, mais elle exige tout de même d’être questionnée davantage. B. Forclaz se propose d’approfondir la thématique en se concentrant sur les pouvoirs exercés dans les fiefs et sur les relations qui s’instaurent entre seigneuries et vassaux, une perspective d’étude encore peu exploitée. Le cas choisi est celui des fiefs des Borghese, une famille d’origine siennoise, dont une branche s’établit dans la Ville éternelle au cours des années 1530. A Rome, les Borghese se rendent protagonistes d’une ascension sociale remarquable, qui les amène à devenir une des familles les plus riches et les plus influentes de l’Etat. Un événement contribue de manière fondamentale à ce succès: l’élection au siège pontifical, en 1605, de Camillo Borghese qui prend le nom de Paul V.

L’étude s’articule en deux parties comportant quatre chapitres chacune: dans la première partie, l’auteur présente l’organisation du fief et de la seigneurie; dans la deuxième section, le pouvoir est abordé dans les dimensions sociales et politiques propres de son exercice concret sur le terrain, tant à l’échelle locale qu’à une échelle plus vaste. L’historien fribourgeois aborde la problématique de l’autorité et du pouvoir à travers l’analyse de l’administration de la justice qui est le fil rouge de toute la recherche. L’approche n’a rien de limitatif, vu que sous l’Ancien régime l’administration de la justice «[…] est l’une des dimensions fondamentales de l’exercice du pouvoir public, en tant que pratique politique et instrument de gouvernement» (p. 59).

L’étude a tout d’abord le mérite de brosser un tableau complexifié de la société d’Ancien régime: en abordant la problématique du pouvoir, on ne peut surtout pas se contenter de décrire la situation en termes de haut et bas, de dominants et de dominés, en sous-entendant des configurations rigidement dichotomiques. Les centres sont multiples, ainsi que les acteurs en jeu: les magistratures publiques romaines, le seigneur et ses représentants, les notables locaux, les vassaux. Une approche micro, et fondée sur la notion dynamique de configuration, permet à B. Forclaz de mettre en lumière le caractère constamment négocié du pouvoir. Ce constat présuppose des acteurs agissants avec rationalité et dotés d’une certaine compétence juridique. Chaque acteur agit de manière différenciée selon ses exigences et les interlocuteurs; la variation du registre adopté dans les discours est le témoignage parfait du caractère mouvant des configurations sociales. Concernant les rapports entre les différents acteurs, il est donc préférable de parler de concurrence plutôt que de hiérarchisation et de domination.

Dans les premiers chapitres, il est question du vaste pouvoir dont bénéficie la famille Borghese, en termes économiques bien sûr, mais aussi et surtout en termes de compétences juridictionnelles. Mais quels sont le rôle et la force des autres acteurs? L’approche polyphonique de B. Forclaz permet de mettre en lumière les points de vue des différents acteurs. Dans ce qu’on pourrait appeler le haut, outre les seigneuries, on trouve les magistratures publiques romaines. La cour pontificale agit selon deux politiques: d’un côté elle prône une centralisation administrative, d’autre part les pratiques népotistes très répandues ne font qu’augmenter les prérogatives des seigneurs féodaux dans leurs fiefs, situés dans la région de Rome. Dès 1703, avec l’institution de la Congregazione del Buon Governo, l’autorité centrale bénéficie d’un instrument supplémentaire afin de mieux contrôler le territoire. Les résultats de l’activité de cette institution sont mitigés, mais ce qui est plus intéressant, comme le montre très bien l’auteur, c’est qu’à son fonctionnement contribuent de manière décisive les vassaux. En effet, c’est par le biais de recours provenant du bas que la congrégation peut intervenir, en court-circuitant les seigneurs féodaux. Cela nous amène à parler du bas, c’est-à-dire des communautés villageoises et, plus généralement, des vassaux. Contre les idées reçues d’une prétendue tendance de la population à éviter les tribunaux, préférant des arbitrages informels, B. Forclaz plaide en revanche pour une société fortement marquée par les recours à la justice. Suppliques, mémoires et contre-mémoires sont des instruments de pression, de négociation et, surtout, de rapport direct avec les autorités supérieures, tout en sachant que, bien souvent, le recours à la justice est plus une manière de prolonger les conflits que de les résoudre. Au modèle centré sur les règles («rule-centered») l’auteur préfère un paradigme «processuel» («processual») (p. 139), plus apte à saisir les configurations mouvantes et la communication existante entre les différents niveaux. A l’échelle des communautés émerge un dernier acteur de taille: les élites locales, dont l’importance, dans des contextes géopolitiques très différents, a été souligné à plusieurs reprises par l’historiographie récente. Dès le XVIIe siècle, on observe le phénomène d’oligarchisation des élites locales, qui est paradoxalement le prix payé par les seigneurs pour leur offensive dans le territoire. Les notables entretiennent une relation ambivalente et mouvante avec les autorités supérieures: à la fois partenaires et antagonistes. A cet égard, la famille Borghese adopte une double stratégie: elle renforce les liens avec des notables déjà établis, sans pour autant dédaigner de promouvoir l’ascension sociale de nouvelles familles. Aux yeux des seigneurs, établir des rapports de confiance avec les notables locaux revêt une très grande importance, et cela surtout en raison de la fonction médiatrice fondamentale exercée par ces derniers.

Quels sont les résultats de cette fine et longue analyse? L’étendue des prérogatives seigneuriales est bien une réalité, tout comme la pénétration dans le territoire des magistratures romaines, surtout au XVIIIe siècle. Quant aux communautés et aux élites locales, tout en étant dans une position subordonnée, elles jouissent de marges de manoeuvre qui se traduisent dans une capacité de négociation non négligeable. B. Forclaz montre très bien que l’instrumentalisation de la justice, ainsi que les interdépendances sont réciproques.

Les magistratures publiques se renforcent, sous l’impulsion des politiques centralisatrices et les recours des sujets, mais cela n’empêche pas le pluralisme juridique de demeurer central et donc que les différentes institutions continuent à jouer un rôle fondamental dans la régulation des conflits. Une telle culture politique et juridique ne peut pas être comprise si l’on oublie que les rapports se fondent sur une sorte de contrat qui prévoit un échange en termes de fidélité et protection. La culture paternaliste de l’époque engage celui qui jouit du pouvoir à la responsabilité et au devoir de protection; de même les sujets sont appelés à la fidélité et à la loyauté. Les interdépendances sont multiples, les configurations variables et la catégorie qui décrit le mieux cette société est celle d’usage (p. 364).

Par rapport au débat sur la construction de l’Etat moderne évoqué dans l’introduction, B. Forclaz se positionne en fin de compte à mi-chemin, en reconnaissant une certaine efficacité des politiques centralisatrices, tout en soulignant les marges d’autonomie et de négociation dont bénéficient les acteurs secondaires. C’est justement l’insistance sur les différents points de vue et, surtout, sur les acteurs pour ainsi dire secondaires qui constitue l’un des principaux apports de ce livre aux recherches sur les sociétés d’Ancien régime. Les institutions et les acteurs secondaires ne constituent pas seulement un obstacle au gouvernement, mais aussi un instrument pour une construction de l’Etat à partir du bas.

Citation:
Marco Schnyder: compte rendu de: Bertrand Forclaz: La famille Borghese et ses fiefs. L’autorité négociée dans l’Etat pontifical d’Ancien régime. Rome, Ecole française de Rome, 2006. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 59 Nr. 2, 2009, p. 252-254.

Redaktion
Veröffentlicht am
24.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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